#42 Démocratie et démagogie
Chers amis,
Je me souviens d’une histoire que nous racontait notre professeur de mathématiques en Prépa : un oiseau prend son oisillon, le pose dans une bouse bien fraîche, et le badigeonne complètement de cette mixture peu ragoûtante. L’oisillon, désespéré, reste là pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’un renard lui vienne en aide : il le prend, le débarbouille, et lorsque l’oisillon est bien propre…il l’avale. Morale de l’histoire : ce n’est pas parce qu’on vous sort de la m… que l’on vous veut du bien !
Pourquoi vous rapporter ce souvenir ? Il se trouve que je viens de terminer une biographie de Victor Hugo par Alain Decaux. Je dois avouer qu’à l’exception de Notre-Dame et des Misérables, j’ignorais presque tout de l’homme et son œuvre. Ce génie a pourtant mené une vie qui est en soit un véritable roman ! J’ai dévoré ce pavé de plus de mille pages en moins de trois semaines, ce qui m’a permis de revenir sur quelques épisodes de l’histoire de notre pays qui sont relativement brumeux pour la plupart d’entre nous.
Il y en a un en particulier qui m’a frappé, c’est le coup d’Etat du 2 décembre 1851, celui mené par le neveu de Napoléon 1er, qui allait devenir un an plus tard Napoléon III. Rappelons le contexte : la Révolution de 1848 avait chassé Louis-Philippe. Les classes les plus pauvres, qui vivaient à cette époque dans des conditions particulièrement difficiles, s’étaient rassemblés pour protester. Des heurts s’ensuivent.
Aucun problème pour le régime, qui compte sur la Garde Nationale pour tenir Paris. Mais voilà : La Monarchie de Juillet recourait au suffrage censitaire, c’est-à-dire qu’il fallait justifier d’un certain niveau de richesse pour voter. Le vieux roi refusait d’élargir le droit de vote à la petite bourgeoisie, qui estimait être suffisamment éduquée pour avoir son mot à dire dans la conduite de la politique de la Nation. Or, cette petite bourgeoisie composait largement les rangs de la Garde Nationale, qui ne leva pas même le petit doigt pour sauver Louis-Philippe. La Deuxième République émerge de cette chute rapide.
De grands espoirs sont fondés auxquels se raccroche de plus en plus Victor Hugo, qui avait pourtant été durant sa jeunesse un fervent royaliste. Mais la République est malmenée par ses ennemis, les royalistes et les bonapartistes. En juin, après six mois d’existence, elle doit écraser dans le sang une révolte d’ouvriers, motivée par la fermeture des ateliers nationaux (elle-même motivée par un rapport à charge rédigé par le comte de Falloux, assez peu républicain).
En décembre, c’est l’élection présidentielle. Deux grands noms de cette nouvelle république se présentent : Lamartine et Cavaignac…mais c’est finalement Louis-Napoléon Bonaparte qui est élu pour quatre ans. Pendant trois ans, le Prince-Président se montre très habile, il prépare le terrain pour une révision de la Constitution qui l’empêche de se présenter à nouveau. Mais le Parlement est aux mains des royalistes, qui ont d’autres projets. En particulier, ces derniers font voter la loi Burgraves, qui n’autorise les électeurs à voter que s’ils ont résidé au même endroit pendant trois ans. Or, à cette époque, les ouvriers bougent énormément ! Un tiers du corps électoral se retrouve de facto exclu.
Cette erreur de stratégie fut fatale, à la fois à la jeune république et aux royalistes : le 2 décembre, Louis-Napoléon dissout le Parlement, en violation de la Constitution. Que va faire le peuple de Paris ? Rien. Car dans le même temps, le Prince-Président déclare que le suffrage universel est rétabli. Les députés, dont Victor Hugo fait partie, vont tenter de sauver la République : mais on ne fait pas de démocratie sans le peuple, et celui-ci acclame Louis-Napoléon.
Le suffrage universel servit encore deux fois : pour donner la confiance populaire au Président, puis pour faire advenir le Second Empire. Dans le même temps, de sanglantes répressions eurent lieu, les opposants furent traqués, la presse fut bâillonnée. Trois guerres majeures (de Crimée, d’Italie, Franco-Prussienne) furent déclarées durant le règne de Napoléon III, dont la dernière aboutit à voir notre territoire amputé de l’Alsace-Moselle.
Voilà le prix à payer pour un peuple aveuglé par la démagogie. Redoublons donc de méfiance avec ces gens qui veulent notre bien !
Je suis votre humble et dévoué serviteur,
Vivien
P.S : Alphonse Baudin (1811-1851) sur la barricade du faubourg Saint-Antoine, le 3 décembre 1851, huile sur toile d’Ernest Pichio conservée au Musée Carnavalet. Alphonse Baudin était député de la Seconde République et tenta de soulever la population de Paris contre Louis-Napoléon. A un habitant qui lui aurait déclaré “croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos 25 francs”, il aurait répondu “vous allez voir comment on meurt pour 25 francs”. Ce furent ses dernières paroles.